Petit hommage à ces grands hommes de la poésie ! :)
EL DESDICHADO
« Gérard
Labrunie dit Nerval, plongé dans ses brumes méphitiques, rongé par
le Mal du siècle - le fléau de ces dernières générations - à
peine sorti d'une crise de folie qui l'avait cloué encore une fois
dans la maison de correction Sainte-Colombe et dans
laquelle il avait séjourné quelques jours, méditait.
Son
amertume naturelle, son angoisse permanente, l'inspiration impatiente
qui l'oppressait ne lui laissaient aucun répit. Bien que célèbre
et reconnu de ses pairs, il se sentait débile et comme décérébré
dès qu'à sa plume ne venaient pas de rimes parfaites.
C'est
dans son salon que se déroulait la scène. Ses amis tentaient d'y
tenir une conversation sensée à une époque où leurs expériences
poétiques poussées à leur paroxysme, démontées par la critique,
encensées par leurs émules, à une époque donc, où leur alchimie
langagière avait fait révolution. Toute l'Europe s'embrasait,
polémiquait, dissertait sur le caractère ductile de ces mots, de ce
Verbe, de ces images nouvelles, réinventées, démesurées,
exaltantes qui avaient mis à bas les traditions académiciennes.
Gérard
de Nerval, miné par la dépression, faisait peine à voir. Charles
Baudelaire, un petit nouveau de l'avant-gardisme littéraire,
exacerbé et mal rasé prit la parole :
-
Mon cher, rien n'est acquis et tout est à faire. Vous êtes un
ténébreux et veuf inconsolable des chimères que vous poursuivez.
Le poète est semblable au prince des nuées. Exilé sur le sol, ses
ailes de géant l'empêchent de marcher.
-
Quelle belle métaphore exprimez-vous là ? s'écria Nerval,
soudainement attiré par cette prose imagée qui parlait si bien de
lui.
-
Je ne sais... Quelques rimes qui me viennent à l'esprit... Mais
l'allégorie est aimable n'est-ce pas ?
Nerval
continua :
-
Qu'en est-il de mon talent ? Journaliste, dramaturge, romancier,
poète... à peine de quoi égaler Hugo ! Son Hernani a
brisé les canons du théâtre classique ! Hugo a réiventé
l'alexandrin, amené le romantisme à son point d'acmé ! Que ne
pourrais-je un jour égaler ce génie ! Un épigone je suis,
épigone, je resterai !
Théophile
Gautier, bijouté d'émaux et camées en tout genre, frisottant sa
moustache, songeur comme à l'accoutumée, dit :
-
Ces papiers calcinés que j'ai sortis de la cheminée, là... et il
désigna des morceaux d'écriture à moitié brûlés. Ma foi, ça
m'a l'air plutôt bon ! Jetons un œil voulez-vous ?
-
Encore un projet avorté... des vers sans fondement, dit Nerval avec
mépris pour ce qu'il était.
-
Que dites-vous là ! Je trouve cela excellent ! J'ai une
idée. Regardez : prenez-en un bout et assemblez-le avec un
autre dans n'importe quel sens ! Là, voyez si l'on
assemble ces deux-là : « Mon front est rouge encor / Du
baiser de la reine ! » Excellent !
-
Ce ne sont que cadavres de rimes...
-
Oui mais exquis ! Des cadavre exquis, Gérard ! Voyez:
« J'ai rêvé dans la grotte / Où nage la Sirène ».
Disons que c'est une sorte d'analogie psychique… Rêves, pensées
inconscientes... tout cela reste à forger. On pourrait appeler ce
procédé le surnaturalisme, la symbologie ?...
-
Le symbolisme ? proposa Baudelaire. Le premier couillu qui osera
écrire que la terre est bleue comme une orange ouvrira la
voie aux chimères inatteignables ! continua-t-il, déridé pour
une fois par le verre d'absinthe que le domestique lui avait servi.
-
Oh ! Il n'est pas près d'apparaître... rajouta Mallarmé. La
pénultième est morte …
-
Et mon luth constellé...
ajouta Nerval.
La
fin du vers ne vint pas cette fois-ci mais un jour, tout le monde
s'en souviendrait... »
NB :
les vers en italiques sont respectivement ceux de :
Baudelaire :
« Le Poète est sembable au Prince des Nuées
Ses
ailes de géant l'empêchent de marcher . » (dans
« L'Albatros »)
Paul
Eluard : « La terre est bleue comme une orange »
dans « L'Amour de la poésie » publié en 1929
La
phrase : « Théophile Gautier, bijouté d'émaux et
camées » fait référence au recueil célèbre de Gautier qui
porte le titre de « Emaux et camées » paru
en 1852
Le
poème de Gérard de Nerval est ici :
EL
DESDICHADO
Je
suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans
la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.
Suis-je
Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...
Et
j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Super !
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