Je marche dans
la rue. La rue d'une grande ville européenne. Beaucoup de monde dans
cette rue très passante, commerciale. Jour de marché. Il fait
beau ? Oui. Je regarde les étalages de légumes. Non, de
fleurs. J'aime les fleurs. Je suis fascinée par cette vision
colorée et festive. Il y a du bruit : les chevaux attelés aux
cabs légers, conversations des passants, cris des marchands... Un
homme, grand, que je ne connais pas, me hèle et aussitôt m'étreint
en s'écriant : « C'est si bon de te revoir ! »
« Monsieur !...
Je... Je dois...»
—
Le texte ! Le texte ! Barbara ! Ca fait quatre fois !
—
Amende ! crie le régisseur du haut de son perchoir.
—
On ne peut pas travailler dans ces conditions ! Cette péronnelle
est incapable de mémoriser ses répliques ! s'écrie Stenger en
colère. Foutez-la à la porte !
—
J'ai demandé que vous intériorisiez votre personnage et que vous
appreniez votre texte !
hurle Jasmine Herse, la metteure en scène. Reprenons ! Barbara,
en place !
Georges
Stenger, c'est mon partenaire, un excellent comédien. Sa diction,
ses intonations, sa gestuelle sont techniquement impeccables .
Stenger donne l'impression d'être naturel, de ne pas jouer.
A
la sortie du Conservatoire, j'ai eu un succès fulgurant. La presse
prédisait un avenir radieux : « Jeune espoir
féminin en vue, une étoile montante ! » La renommée
trop rapide m'a d'abord enivrée puis effrayée.... Tout est allé
trop vite. J'ai enchaîné les répétitions sans fin dans des rôles
exigeants et puis aussi la fatigue, une pression toujours plus forte,
un trac incontrôlable. Quand j'ai obtenu un rôle dans la nouvelle
mise en scène de Herse, on m'a dit : « Herse et Stenger ?
Le couple maudit ? Tu n'as pas peur ! »
Stenger
est excellent comédien mais c'est aussi un cuistre innommable,
prétentieux, ne visant que le Molière. Jasmine Herse est d'une
exigence démesurée. Le régisseur agit en contremaître : il
épie les comédiens, foudroie tout défaillant, traque et met à
l'amende toute erreur de diction. Moi,
je suis en chute libre dans cette pièce maussade (on dirait un
mauvais Thchekhov) et à l'image de son héroïne : une
aristocrate ruinée qui voit s'effondrer le régime tsariste et tous
ses idéaux personnels. Mes journées sont ponctuées de
réprimandes, de reproches, des ires démesurées de mon partenaire
aux phrases assassines. Parfois, j'ai envie de m'enfuir...
Le
seul être sympathique dans ce petit théâtre pompeux, c'est
Jean-Pierre, le souffleur. Cet homme discret, au regard doux, d'un
bleu profond, me gratifie toujours de généreux sourires venus du
soupirail enterré dans la scène et plus encore quand il me reprend
après une erreur ou m'aide en pleine hésitation. J'ai remarqué
plusieurs fois son attention à mon égard et sa délicatesse, toute
en retenue, me permet de tenir encore dans cette ambiance délétère.
—
On passe à la scène 4 ! hurle Jasmine. Barbara !
J'enchaîne :
—
Je me suis dit... Je me suis dit
qu'une étoile filante, c'était comme... Une étoile qui
brillait ... Mais se cachait... Mais qui se cachait... parce
qu'elle avait peur de briller. ..
Je
sais déjà ce qui va arriver... Je le sais avant la réprimande...
Mais c'est la première fois que je remarque à quel point ce regard,
ces yeux fixes levés vers moi, brillent intensément dans
l'obscurité. Dans un murmure, Jean Pierre me corrige et déclame
à voix lente :
—
Une étoile filante, c'était une
étoile qui pouvait être belle mais qui avait peur de briller et
s'enfuyait le plus loin possible...
On
dirait des mots d'amour...
citation
extraite de « La vérité sur l'affaire Harry Québert »
de Joel Dicker
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